6

L’hiver cinquante-six commença comme un rêve. Noël dans l’église au sommet d’Eourres fut un enchantement. Un jeune curé plein de foi sacrée vint exprès de Séderon pour cette pauvre paroisse qui n’avait plus de desservant. Tout Eourres courbait la tête par cette nuit. Il n’y avait pas de mécréants. On vit même arriver les cinq Piémontais qui exploitaient la forêt et ils n’étaient pas les moins contrits. On se demandait d’ailleurs comment ils pouvaient tenir dans cette petite église, grands comme ils étaient.

On sortait en bras de chemise pour aller les uns chez les autres se souhaiter la bonne année et boire la goutte. Janvier fut d’une clémence de toute beauté. À faire sortir les pousses des fèves dans le potager de Marat. Les pâquerettes tapissaient la mauvaise herbe. Laure se mettait à croupetons pour les regarder avec ravissement. Les eaux libres chantaient. Dans la forêt, les bûcherons travaillaient torse nu comme en plein été. L’odeur des hêtres qu’on venait d’abattre atteignait le village. Le soleil de midi sautait entre les deux pyramides pendant une heure ou deux comme s’il y jouait au cerceau, alors les vieilles de notre pays sortaient les chaises des maisons pour le capter sur les tabliers noirs et se dire :

— C’est toujours ça de pris !

L’hiver attaqua la nature comme un tigre dans la nuit du premier au deux février. Ce fut une sensation abominable dès le sortir du sommeil. D’habitude, grâce aux édredons jaunes en duvet d’oie, c’était dur de se tirer du lit tellement on y était bien. Là, au contraire, on comprit tout de suite que si on ne bougeait pas, on était foutu. Ce fut le froid qui réveilla le silence. Le froid et le silence avaient arrêté le monde comme ils l’eussent fait d’une pendule. Le ruisseau ne cascadait plus de seuil en seuil au bout du bien. La fontaine ne coulait plus. On n’entendait même pas le bruit joyeux des étables en train de s’éveiller et les coqs étaient restés au perchoir, médusés.

Romain s’habilla en vitesse pour aller casser la glace du bassin. Il faudrait de l’eau pour faire la pâtée des porcs et du verrat et faire boire les chevaux. On mit deux lessiveuses à chauffer sur le fourneau. Il fallut rallumer la cheminée du grand corridor qui chauffait toute la maison mais qu’on n’utilisait que deux ou trois fois par hiver.

Le grand-père n’en croyait pas ses yeux. Il y avait quarante centimètres de neige mais ça ne tombait plus. Il regardait sa terre le grand-père et il ne la reconnaissait pas. Les arbres n’étaient plus que des tas. On avait oublié leur forme ancienne. Pour aller voir le thermomètre accroché à un clou contre le tilleul tout blanc, Florian dut se munir d’une pelle et se frayer chemin puis racler le tronc du tilleul.

— Il est cassé ! dit-il en le secouant.

Non, il n’était pas cassé. Il marquait moins vingt-trois degrés centigrades.

C’était un objet publicitaire qui proclamait « Dubonnet » en très gros caractères. C’était absurde d’ailleurs parmi tout ce désastre blanc que cette fille rieuse en maillot de bain offrant l’apéritif à celui qui regardait le thermomètre. Le mercure était recroquevillé au fond du tube comme si lui aussi avait froid mais le plus terrible, c’était le silence.

Les trois chevaux étaient appuyés l’un contre l’autre et ils ne mangeaient pas. Les chiens étaient tous rentrés dans la bergerie en passant sous un battant vermoulu. Ils s’étaient mussés parmi les brebis indifférentes et lointaines qui continuaient tranquillement à ruminer.

À Séderon, le jeune curé allant dire sa première messe dut se frayer chemin à la pelle dans les quatre pans de neige gelée sur quoi soufflait un vent mordant qui vous ouvrait la peau des poignets en pénétrant sous les houppelandes. Entrant dans l’église et tendant machinalement la main vers le bénitier pour se signer, le desservant rencontra la glace froide qui avait solidifié l’eau bénite et fait éclater la pierre. Avant de s’agenouiller devant le Christ, il pensa à tous ces paysans qui allaient devoir sortir pour gouverner les bêtes.

Une dévote parcheminée venue sur ses pantoufles depuis la maison contiguë ne le perdit pas de vue un seul instant tout en priant. Elle dit plus tard que le prêtre était tombé à genoux sur un prie-Dieu après la messe dite et qu’il y était resté une heure à implorer la clémence du ciel. Il en eut l’orteil de chaque pied gelé à moitié mais pas la dévote décharnée qui rentra chez elle tranquillement et sans autre émotion.

On entendait dire qu’en Provence c’était une tragédie, que tous les oliviers avaient éclaté, le tronc ouvert, écartelé, ce qui arrivait une fois par siècle. Il était inutile d’ouvrir les journaux quotidiens qui ne parlaient que de ça : « L’Europe grelotte », imprimaient-ils.

On sentit dans l’esprit et en pleine poitrine que l’équilibre de la planète ne tenait qu’à un fil. Il n’était nul besoin d’avoir accès à la science pour s’en persuader. Il n’était que de regarder le ciel. Il n’avait jamais été ainsi : ni bleu ni noir mais jaunâtre griffé de stries qui ressemblaient à des éclaircies et n’étaient que des crevasses abyssales dressées verticales à l’envers au-dessus de nos têtes.

— Couleur de pourri, disait le grand-père.

La vie du paysan pour dure qu’elle ait été jusque-là devint un travail forcé à perpétuité. Il fallut pendant trois semaines casser la glace sur les abreuvoirs deux fois par jour. Les poules durent être nourries au grain dans les poulaillers car leur bec n’était pas fait pour entamer la terre par moins vingt-trois degrés. La vie des femmes ne fut pas meilleure. Il fallait courir de la cuisine au bûcher pour entretenir des feux d’enfer car tout devait être chauffé. On apportait sur les tables des oiseaux morts de froid qu’il fallait dégeler pour les plumer.

Nous savions, nous, quand on venait de gouverner les agneaux car c’était en plein agnelage, que le cul sur le poêle on avait besoin d’encore dix minutes de patience pour se dégourdir l’échine. Il n’aurait pas fallu beaucoup de degrés en moins pour nous changer en statue de gel.

Ceux qui étaient en contact direct avec la terre sans le truchement des villes protégées des éléments comme autrefois des bandits de grand chemin, ceux-là se persuadèrent qu’il n’y avait pas besoin de cataclysmes bruyants pour dépeupler la Terre. Il suffisait de quelques degrés en moins. Seuls les chênes-verts demeurèrent tels qu’ils étaient. Il faisait nuit tout le jour sous leur couvert, car au sommet des houppiers la neige avait formé une carapace de glace opaque. Toute la sauvagine rampait au pied de ces yeuses pour avoir moins froid. Les sangliers eux-mêmes ne grognaient plus. Ils déterraient les racines des arbres pour se nourrir.

On continuait quand même à aller à l’école. On écrivait avec les mitaines aux doigts. La minuscule Laure eut froid en dépit de tout jusque dans ses os. Ce n’était pas faute de remuer, de faire l’arbre droit et toutes les pirouettes que la fille du cirque lui avait enseignées durant son court passage à Eourres. Elle ne montait plus à la ferme. Elle restait chez sa tante cantinière où c’était bien chauffé et où maintenant elle faisait la dictée aux garçons et lavait la vaisselle deux fois par jour. Elle avait emporté avec elle le livre que Séraphin lui avait donné. Elle l’ouvrait parfois dévotement, en lisait quelques lignes, essayant de comprendre. C’était pourtant de la terre et des bois que ces pages parlaient mais avec de longues phrases où Laure se perdait. Elle se promit qu’au printemps elle reverrait Séraphin, pour qu’il lui explique.

Tous les jours, Romain venait voir sa fille chez sa sœur. Tous les jours, il lui parlait de Marat. Il s’était acheté des raquettes pour avancer sur la neige. Il tenait Laure au courant de ce qui se passait là-haut. Comme chez les hommes, la ferme froide s’était arrêtée de vivre.

— Et alors et le troupeau ? demandait Laure inquiète.

— Ne t’en fais pas. On a eu quatorze agneaux, tout va bien.

— Et le grand-père ?

— Il fait des éclanches pour les harnais. Il grogne tout le temps parce qu’il ne peut plus aller à Laragne. Il s’est mis dans la tête d’apprendre à lire à ton frère. Je te demande un peu !

— Et la grand-mère ?

Là Romain se taisait. Il ne pouvait pas expliquer. La grand-mère n’était plus énergique. On la voyait serrer le fourneau de près, elle qui ne s’écoutait jamais. Elle se blottissait les épaules dans ce méchant fichu noir qui lui servait depuis quarante ans contre les intempéries et qui aujourd’hui ne suffisait plus. Il lui semblait qu’une chape de glace lui encerclait le cœur, le comprimait de toutes les forces de la nature pour le faire cesser de battre. Parfois, elle ouvrait la bouche de douleur sur un cri qui ne sortait pas. On voulait la seconder en cuisine. Elle disait non non et non.

Ce fut l’année où l’on acheta le tracteur. C’était le grand-père qui l’avait voulu.

— Comme ça, dit-il à Romain, tu pourras travailler le champ de l’Aman et celui de la Chandeleur que même avec les trois chevaux, on arrive pas à les labourer tellement ils sont déclives. Tu sais ceux qui sont là-haut, à neuf cents mètres d’altitude, tout ronds si bien que quand tu es au milieu, tu vois pas le bout de chaque côté tellement ils sont en pente d’un côté et de l’autre ! Tu repiqueras de l’aspic qu’en ce moment ça se vend bien ! Ça te fera un ou deux bidons d’essence de lavande à porter à ton frère. Qui sait ? acheva-t-il rêveur, un jour tu pourras peut-être y planter des abricotiers. Il paraît qu’en bas, ils ont tous pété du froid qu’il a fait !

Le tracteur depuis longtemps commandé arriva à Marat par ses propres moyens, un jour où il neigeait à nouveau. Le conducteur suivi d’une camionnette qui l’escortait, il fallut le descendre de son siège et l’installer devant la cheminée pour le dégeler. Il ne parla pas avant dix minutes. Il se contentait de se toucher parfois à travers sa veste de cuir, savoir s’il était en vie. Ensuite, avec l’escorteur on but force goutte à la santé de l’engin.

Comme une fleur insolite, il était tout rouge au milieu de la cour blanche. Il brillait arrogamment de toute sa suffisance moderne. Grâce à la cloison en planches mal clouées les chevaux vinrent jeter un œil sur lui. Ils ne savaient pas qu’il les condamnait à mort. Il traînait à sa suite une charrue à deux socs étincelants. Le tout paraissait effacer le passé d’un coup de torchon.

La grand-mère le regarda sans sourire à travers les vitres de la cuisine. Par ce tracteur, il lui sembla que le monde lui disait adieu.

Même Marlène vint contempler l’engin. Elle serrait contre elle la chair de sa chair, une belle petite de six mois dont elle disait avec orgueil :

— Celle-là, c’est l’enfant de l’amour !

Le grand-père n’en pouvait plus de vanité satisfaite. Il n’alla pas boire la goutte avec le livreur frigorifié. Il ne sentait pas le froid sous ses brodequins. Il ne se rassasiait pas de contempler cette mécanique qui portait avec orgueil la signature en gros caractères du fabricant. Il était le premier paysan du coin à posséder un tracteur.

Cette machine était le fruit d’un miracle. Depuis longtemps, Florian avait préparé la dot pour Aimée, prévoyant qu’elle serait difficile à placer car elle était mince et fine, et lui-même préférant les femmes bien en chair, il augurait que tous les gars du pays partageaient son goût.

Dès qu’il avait vu la mine émerveillée de Charles à l’idée d’épouser Aimée, la pensée de la déclarer sans dot avait traversé l’esprit de Florian. C’était à cette idée mirobolante qu’il devait le tracteur.

Laure, au premier jour de dégel, fit triomphalement le trajet d’Eourres à Marat debout à côté de son père car les tracteurs n’ont qu’un seul siège. Quand il vit sa sœur sur l’engin, Rémi trépigna d’une crise de nerfs à mourir de fureur. Il fallut très vite détrôner Laure de son perchoir et y installer le gros petit frère, lequel ne retrouva sa sérénité que lorsqu’il eut enfin le volant en main, entre les jambes de son père. Il était extasié comme devant un arbre de Noël. Un tracteur ! Une mécanique ! Quelque chose qui permettait de ne plus se servir de ses jambes. C’était le rêve de tous les bambins de son âge à l’école et il était le premier de la vallée à en posséder un. C’est à partir de cet événement que cet enfant devint beau. Il réclamait le tracteur à grands cris. Il fallait l’installer dessus. Il imitait le bruit du moteur, il s’efforçait de tourner le volant que Romain avait heureusement bloqué.

— Ça sera un gros travailleur ! disait la grand-mère ravie.

C’était sa dernière joie. Le froid de l’hiver passé la serrait encore au milieu du corps comme une ceinture.

Le grand-père la regardait de coin, à la dérobée, inquiet de ce changement. Ça lui faisait beaucoup moins plaisir d’aller passer un moment chez sa particulière depuis qu’il savait Flavie au courant. Il lui semblait qu’elle le regardait d’un air narquois quand, chemise empesée et cravate au col, il attelait la jardinière. Et lorsque ensuite il faisait son affaire, il entendait toujours la voix de Flavie lui dire : « Grand bien te fasse ! »

Il tenta même d’approcher sa femme une nuit. Un tel bond d’horreur la rejeta au bout du lit qu’il en resta cloué à sa place, les bras collés au corps, imaginant d’un coup ce qu’elle avait dû éprouver pendant tant d’années, le temps qu’elle avait mis à comprendre, celui qu’elle avait consacré à se résigner. Il n’y avait plus de confiance possible, les enfants mêmes qu’ils avaient faits ensemble avaient cessé d’être un lien. Seule la mort de l’un pourrait raviver chez l’autre les bons souvenirs. Aucun mot à ce sujet ne fut plus jamais prononcé mais Florian se sentit pénétré par la souffrance de sa femme qu’il n’avait jamais prise en compte. Là-dessus, sa maîtresse de Laragne lui apprit qu’elle avait un cancer de l’utérus.

On parla à voix basse de ce cancer qui frappait la particulière du grand-père que nul n’avait jamais vue sauf la cousine de Mison, laquelle avait révélé son existence à Flavie. Mais celle-là, se jugeant mal reçue lors de sa révélation, avait rompu toute relation avec la famille.

Ces mots furent prononcés devant Laure, qui les retint immédiatement comme elle avait retenu le globe terrestre qui lui avait valu sa première punition. Elle n’osa pas en demander le sens à sa mère, mais un jour où elle déjeunait chez sa tante cantinière elle n’y put tenir.

— Dis, tante, qu’est-ce que c’est un cancer de l’utérus ?

La tante se signa, elle qui n’était pas dévote. Elle prit Laure contre elle pour la bercer.

— Tais-toi ! dit-elle. Ne prononce jamais ce mot ! Tu risquerais d’attirer la chose sur la maison.

Elle caressait la tête de sa nièce comme pour la protéger d’un monstre.

La grand-mère tomba les armes à la main. Elle était en train d’essuyer un récipient pour faire une fricassée de morilles au lard lorsqu’un éblouissement soudain lui fit lâcher la queue de la poêle.

Elle ne voulut pas se coucher. Sur une chaise, devant la cheminée du corridor, elle resta là, les pieds en pantoufles allongés vers le foyer à regarder vaguement les flammes.

— Tu as prévenu le docteur ? demanda Romain à son père.

Celui-ci secoua la tête et dit :

— C’est pas la peine, la dernière fois où ça lui a pris, il m’a dit : « Prenez vos dispositions, la prochaine fois que ça lui prend, ça sera pas la peine de me déranger. »

Ce mensonge du grand-père était commode car on crut longtemps qu’un médecin entrant dans une maison apportait la mort avec lui.

On voulait la voir. On approchait le visage du sien. On lui souriait, on lui parlait comme à un enfant. Elle n’esquissait pas un geste, même pour Laure pourtant si fort sa bien-aimée.

Florian faisait le grand tour par la cuisine pour ne pas emprunter le passage devant la cheminée. Il ne voulait pas avoir à se souvenir de cette fin de vie. Elle s’éteignit vers minuit, en même temps que le dernier tison.

La longue théorie de la parentèle s’achemina vers Marat : la belle-sœur institutrice, raide comme en classe, son mari qui pleurait ; la tante cantinière avec Aimée qui vinrent habiller la défunte ; le frère qui pleurait aussi. Ils ne s’étaient pas vus depuis des mois bien qu’habitant le même village. Aimée s’écria :

— On n’a pas de cierges pour la veiller !

Il fallait descendre jusqu’à Laragne.

— J’y vais tout de suite ! dit Florian.

Trente kilomètres, au grand air bercé par le trot du hongre ne lui paraissaient pas de trop pour le distraire de son chagrin.

— Non ! dit Aimée. Romain va y aller avec le tracteur, ça prendra moins de temps. On peut pas laisser une morte sans cierges, et Charles, il est à Gap avec la voiture. Et Laure, vous avez pensé à Laure ?

Non, on n’avait pas pensé à Laure. C’était le matin, elle se préparait dans sa chambre pour l’école. Aimée surgit en pleurs.

— Laure, tu ne verras plus ta grand-mère !

Lorsqu’elles redescendirent, les sœurs étaient en contemplation devant la chaîne d’or que la défunte possédait en propre et qu’elle n’avait jamais portée.

— Elle en a fait une part pour chacune de ses filles, dit l’institutrice.

— Non ! Je vous ferai remarquer que les morceaux ne sont pas égaux ! Il y en a un plus long que les autres !

C’était la sœur aînée qui parlait. Elle venait du Jabron. C’avait été la première mariée à un de Saint-Vincent qui faisait le voiturier (maintenant, il avait un car) entre Séderon et Buis-les-Baronnies. On se demandait d’ailleurs comment elle avait été prévenue si vite. On pensait qu’elle était partie avant le décès.

Dans les rêves de ses filles, la chaîne d’or de Flavie avait pesé trois kilos alors qu’elle ne faisait que quatre cents grammes.

— Oui, dit Aimée, c’est celle de Laure. Ma mère m’a fait venir un jour dans sa chambre. Elle m’a dit : « Voilà, les quatre pareilles pour vous, les filles, et la plus longue pour Laure. »

— Que Laure ? Elle n’a pas sept ans ! dit Marlène. Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse d’un morceau de chaîne en or ? Moi, je suis sa mère, je la porterai en souvenir de sa grand-mère.

— Tu porteras rien du tout ! Et d’ailleurs tu nous as assez dit que pour toi elle était morte à la naissance ! Et maintenant tu t’aperçois qu’elle est en vie juste pour lui prendre sa chaîne ? Laure, prends cette chaîne et va la mettre tout de suite dans le tiroir de ta table de nuit. C’est à toi, tu entends ! Tu dois la donner à personne !

Aimée, qui venait de parler, regarda Marlène avec défi.

— Vous me faites rire ! dit celle de Saint-Vincent. C’est moi l’aînée, c’est moi qui décide !

Au bout de trois minutes autour de cette morte à peine refroidie, ce fut une cacophonie de voix criardes qui s’affrontaient et se disaient leurs quatre vérités avec beaucoup d’application.

Assis sur sa chaise, les pieds contre les barreaux et la tête entassée sur ses bras, Rémi, le gros petit, assistait à cette leçon de choses avec une indifférence affectée mais il s’en faisait un souvenir d’enfance pour plus tard.

Ce fut le grand-père armé de son tisonnier qui mit fin à la scène en en donnant un coup violent sur la table.

— Vous n’avez pas honte ! cria-t-il. Elle vous entend peut-être encore !

Cette exclamation fit taire tout le monde. Une crainte universelle fait que les vivants espèrent ou appréhendent que les morts les entendent encore.

Pour le grand-père, c’était une espérance. La parole de Laure qu’il avait défendu à celle-ci de répéter lui remonta à la gorge comme un sanglot. « Lui dire que je l’aimais… Jamais je n’ai prononcé ce mot pour elle. » Ce mot qu’il avait pourtant galvaudé tant et plus avec sa particulière, laquelle agonisait maintenant à la clinique et qu’il n’allait jamais plus voir, ce mot lui apparaissait comme une terre promise découverte trop tard.

Les femmes calmées se partagèrent le collier et Aimée monta vivement à la chambre de Laure pour le mettre où elle avait dit.

Le croque-mort arrivait depuis Séderon. Sa vue, chez les femmes, alourdit l’atmosphère. Elles se mirent à pleurer et à se lamenter comme si la mort avait eu besoin d’être soulignée pour être présente.

— Attends ! dit Aimée. Qu’est-ce qu’on fait pour Laure ? On la lui fait voir ?

L’institutrice dit non par instinct, tout de suite, craignant que Laure ne s’en fît une nouvelle prérogative : être la seule de sa classe à avoir vu un mort.

Marlène n’avait pas d’opinion. Elle avait du mal à encaisser l’histoire de la chaîne. Les autres étaient indifférentes. Aimée interrogea Laure du regard.

— Je veux la voir, dit Laure.

— Je t’accompagne, répondit Aimée.

— Non, dit Laure à voix haute et les yeux baissés, je veux la voir seule.

On la laissa partir médusés. Cette volonté incroyable chez cette minuscule fillette épouvantait, faisait taire les zizanies, et chacun rentrait en soi-même. Le croque-mort lui-même s’était interrompu de boire le verre de goutte qu’on venait de lui servir.

Laure parcourut le corridor qui conduisait à la chambre de la grand-mère en s’appuyant au mur. Ses jambes flageolaient. Elle avait conscience de vivre un de ces instants inoubliables où le destin vous met le nez dans votre néant. La porte de la chambre était grande ouverte, Laure n’avait jamais pénétré dans ce sanctuaire mystérieux et d’ailleurs c’était la première fois qu’elle en voyait la porte béante. Elle entra. La seule lumière de deux bougies, dressées sur chaque table de nuit en attendant les cierges, éclairait la pénombre car les volets étaient clos. Dans le lit, le cadavre était aplati comme si une meule l’avait laminé. Les soixante ans de travail et de maternités avaient dévoré les muscles au lieu de les développer. Seuls les pieds rigides faisaient une boursouflure sous la couverture bien tirée. On ne voyait que la tête, incroyablement livide et cernée par la mentonnière qui tenait la bouche fermée. Laure y vit un gros œuf de Pâques, étant donné qu’on n’avait pas trouvé autre chose qu’un ruban rose pour maintenir en place cette mâchoire inutile qui avait tendance à faire ouvrir la bouche sur un muet cri de surprise. Ce ruban, cette faveur, on n’avait pas eu le temps de le choisir. On avait pris le premier qui tombait sous la main.

Laure resta en curieuse contemplation devant sa grand-mère morte. Durant de longues minutes, aucune pitié, aucune compassion ne l’atteignit tant la curiosité intense lui faisait fixer ce visage de la mort enfin visible. Elle ne regrettait pas que cette vivante, si vivante mon Dieu, eût quitté la vie. Il lui semblait au contraire qu’elle avait eu raison de le faire.

Elle eut le temps de comprendre que, sous le bandeau, sa grand-mère morte conservait encore les vestiges des cheveux blonds de ses dix-sept ans qu’elle avait cachés toute sa vie en les tirant bien et en les couvrant de coiffures pratiques, de sorte que nul ne les avait jamais plus remarqués.

Le fossoyeur entra lourdement pour prendre les mesures. À cause de la goutte qu’il venait de boire, il sentait l’eau-de-vie à plein nez. Il prit Laure par la main pour l’écarter du lit.

— Tu vois, dit-il, un jour, moi aussi je serai comme ça !

Il lui lâcha la main pour la désigner tout entière de l’index qu’il agita.

— Et toi aussi ! acheva-t-il.